( Edupass) – La diffusion des savoirs et l’articulation de la science et de la société sont deux processus complexes qui questionnent les problématiques de l’utilisation des connaissances issues de la recherche et leur diffusion auprès des professionnels mais aussi d’un public plus large.
C’est pourquoi, dans un contexte de reddition de comptes, en particulier dans le domaine de la recherche public, la question de l’utilité des recherches sur l’éducation est de plus en plus abordée. La démarche scientifique consistant à étudier les faits éducatifs a débouché sur cette catégorie qu’on appelle « recherche en éducation ». Les débats actuels sur l’existence même de cette science sont encore vifs et portent autant sur les clivages paradigmatiques que méthodologiques, à l’image des différents courants et disciplines qui la constituent.
Comme toutes les autres sciences, celles portant sur les faits éducatifs se doivent de respecter les critères de scientificité et de valorisations des productions. C’est sur la question de cumulativité des résultats que les recherches en éducation peuvent paraitre faibles. Il semblerait que des efforts de mobilisation et d’articulation des démarches scientifiques issus des différents champs disciplines constitutifs ne soient pas toujours satisfaisants, en France comme ailleurs. Le Dossier de veille n°97 du mois de décembre donne quelques éléments de réponse sur la façon dont les résultats des recherches sont produits, diffusés et valorisés dans un contexte de mutation du paysage de l’information scientifique, avec en particulier le développement des publications en libre accès.
Sommaire
La démarche scientifique consistant à étudier les faits éducatifs a débouché sur cette catégorie qu’on appelle « recherche en éducation ». Elle a même amené la création, avec des appellations diverses selon les pays, d’un champ universitaire qu’on qualifié parfois de sciences de l’éducation ou de sciences de l’apprentissage (voire de « l’apprendre »).
Ces sciences existent-elles ? Depuis plus de 40 ans, cette question que B. Charlot qualifie d’« existentielle » est au cœur des débats et des querelles que suscite une remise en question quasi permanente de la fiabilité et de la pertinence de ces sciences (Charlot, 1998). Il n’en demeure pas moins que les recherches en éducation s’inscrivent dans des problématiques communes à tout champ scientifique : quelles méthodes et démarches scientifiques ? Quels modes de production et de publication à l’heure de l’open access ? Quels modes d’évaluation ? Quel impact social ? D’ailleurs, les polémiques qui touchent les sciences de l’éducation rejoignent les controverses plus générales sur les clivages méthodologiques et paradigmatiques entre sciences de la nature et sciences sociales. C’est pourquoi nous allons tenter de préciser dans ce dossier ce qui constitue la scientificité des recherches en éducation et comment ces dernières peuvent être organisées au sein d’une communauté scientifique toujours autant sollicitée pour répondre aux besoins d’adaptation de la société. Comment aborder scientifiquement l’éducation ? Comment utiliser les concepts et les méthodes originaires du champ pour alimenter les réformes et les pratiques Ces questions récurrentes tisseront un canevas tout au long de notre analyse qui abordera dans un premier temps les concepts de scientificité de la recherche en éducation (ou sciences de l’éducation pour simplifier), les productions scientifiques et les modes de valorisation et de transfert pour une meilleure prise en compte des résultats de la recherche.
Sciences et éducation, une relation orageuse
Frontières floues, concepts fluides
Les sciences de l’éducation doivent constamment justifier leur légitimité face à la production d’un savoir véhiculé par le sens commun (chacun sait ce qu’est l’éducation et comment éduquer) à priori souvent différent du savoir savant. Depuis que l’objet éducation est déclaré digne de recherche universitaire, il a accédé à un statut qui soulève plusieurs préoccupations. La première a trait à la terminologie qui encadre les sciences de l’éducation, principalement à cause des différentes disciplines qui les composent et de leurs interactions diverses. La deuxième source de perplexité provient de la nature scientifique, ou non, de critères et des méthodes de recherche retenus et donc de la légitimité de ces sciences. Une troisième interrogation porte sur l’impact sociopolitique que pourraient avoir les sciences de l’éducation et qui jusqu’ici fait défaut. C’est le manque de lisibilité, des problématiques insignifiantes, le manque de liens avec le monde des praticiens pour Avanzini qui en seraient la cause. Le chercheur va jusqu’à qualifier les sciences de l’éducation « d’objet disparate » (2008).
« Une science, ce n’est pas seulement un ensemble de savoirs rigoureux, c’est une organisation, une mise en ordre de ces savoirs. L’idée de science implique celle de cumulativité : au minimum, cumul d’une expérience collective (dans la discipline, on a déjà fait cela, défendu telle position, utilisé tel concept…), au maximum cumul de résultats, organisés et réorganisés dans un système de savoirs qui définit la science en question » (Charlot, 1998).
Selon Champy-Remoussenard (2008), le paysage des recherches se redessine en fonction des congrès, des ouvrages parus dans des collections spécialisées et des lignes éditoriales des revues du champ. Pour un développement harmonieux et pertinent des sciences de l’éducation, une vision globale est nécessaire. Tout en reconnaissant la nécessité de construire un socle de culture et de connaissances commun, elle évoque la « vitale pluralité des approches ». Comment ces multiples courants, ces différents points de vue sur l’action éducative peuvent-ils s’assembler et se compléter ? C’est une synthèse des éléments constitutifs de la discipline qui permettrait une compréhension globale du champ (2008). Charlot évoque également la « culture commune » qui forme la spécificité des sciences de l’éducation et met en jeu la circulation et le flux des questions entre le pôle des savoirs, celui des pratiques et celui des finalités.
Scientificité des recherches en éducation
C‘est à partir des années 1880 que prit place en Allemagne la « querelle des sciences sociales » qui opposa les partisans d’une science positive (appliquer aux sciences sociales les principes et méthodes des sciences de la nature comme l’objectivité, les lois, les mesures, le formalisme) aux défenseurs de l’autonomie des sciences de l’esprit. Encore aujourd’hui, les débats persistent et il semble difficile de concilier l’aspiration scientifique du champ des recherches en éducation et les diversités qu’il englobe.
Mais qu’entend on par scientificité Selon Tomamichel (2005), les exigences d’une démarche scientifique se traduisent par :
– la normalisation et la validation des procédures d’investigation au sein d’une communauté scientifique ;
– la résolution de problèmes préalablement construits au sein de cadres théoriques de référence ;
– une distance critique à l’égard de l’objet ;
– des débats et critiques par la communauté scientifique (les pairs) ;
– la transmission de la connaissance produite à d’autres publics.
Ces principes de scientificité pointent la difficulté pour les sciences de l’éducation à se positionner entre une discipline inscrite dans une véritable démarche scientifique et un champ dont les objets, les finalités et les statuts des chercheurs sont si divers qu’il lui est difficile de s’organiser comme une somme des savoirs produits. Tomamichel (2005) regroupe en quatre les champs qui ont trait aux caractéristiques fondamentales d’une recherche en éducation :
– le champ du chercheur dans son environnement (la recherche est une pratique sociale) ;
– le champ de l’objet (la recherche porte sur des pratiques d’éducation et de formation) ;
– le champ de la finalité (la recherche vise un but) ;
– le champ méthodologique (la recherche est une activité rationnelle).
Les débats portant sur les méthodes employées dans le champ de la recherche en éducation perdurent depuis une quarantaine d’année et produisent des positions différentes sur les postures épistémologiques acceptables et sur les méthodes qui s’y rapportent. Les sciences de l’éducation sont censées se soumettre aux mêmes règles qui guident les autres champs scientifiques. La publication d’articles arbitrée par des pairs est une des règles les plus valorisées, règle qui se transforme vite en moyen de contrôle, d’évaluation1 et d’orientation de la recherche (Deschenaux & Laflamme, 2007). Pour rendre compte de ces questions, il serait utile d’avoir un aperçu général des recherches en éducation et formation et, plus précisément, de celles conduites en sciences de l’éducation (qui feraient suite aux travaux du CNCRE, de Jeannin (2003), de Prost (2001), etc.). Dans un état des lieux critique, Tomamichel rend compte de l’état de la recherche en éducation en s’interrogeant sur les différents types de recherches qu’elles génèrent. Tomamichel préfère définir des configurations selon une approche systémique((Approche qui regroupe les démarches théoriques, pratiques et méthodologiques, relatives à l’étude de ce qui est reconnu comme trop complexe pour pouvoir être abordé de façon réductionniste, et qui pose des problèmes de frontières, de relations internes et externes, de structure, de lois ou de propriétés émergentes. (Gérard Donnadieu & Michel Karsky, La systémique : penser et agir dans la complexité, Liaisons, 2002) )), l’appréhension concrète d’un certain nombre de concepts (2005).
« La question n’est pas de savoir si la recherche est ceci ou cela. Les questions sont de savoir, d’une part, si nos résultats de recherche apportent des réponses aux questions qui se posaient avant la recherche et, d’autre part, si ces réponses ont du sens dans le contexte où les questions ont été posées. Subsiste aussi la question de savoir si la démarche, allant des questions au sens des réponses, a une valeur en termes de connaissances nouvelles. Et cela, avec quel degré de fiabilité dans la réduction de l’incertitude? Avec quelle marge d’erreur et de communicabilité? Avec quelle identification du type de connaissance apportée ? » (Van Der Maren, 2006)
Pour une cumulativité des savoirs
Est-il possible de cumuler des savoirs en sciences de l’éducation ? Non, répond Charlot car contrairement aux sciences de la nature qui progressent à partir de leur point d’arrivée, les sciences de l’homme et de la société progressent à partir de leurs points de départ : « Quand il y a un progrès dans ces sciences, c’est parce qu’on propose une autre façon de commencer (et que l’on prouve que cela produit des résultats). » Or, cumuler des résultats, c’est aussi appréhender les richesses des travaux existants et s’emparer des concepts, maîtriser les méthodes et participer aux débats après un examen minutieux et critique des recherches passées et en cours, dans le champ des sciences de l’éducation mais également au-delà, dès qu’elles touchent aux faits éducatifs (Charlot, 2008).
La cumulativité des résultats demande a fortiori une connaissance actualisée des travaux dans le domaine étudié, quels que soient les types de publication. Se limiter aux revues de son domaine revient pour le chercheur à négliger une grande partie des connaissances et à freiner grandement le processus d’accumulation. Se borner aux travaux marqués « sciences de l’éducation » c’est pour Duru-Bellat et Merle (2002) s’exposer à « des dérives scientifiquement suicidaires » même si une connaissance maîtrisée des apports issus des disciplines constitutives s’avèrent difficile à acquérir. Pourtant, la portée politique de certains travaux, Duru Bellat et Merle utilisent l’exemple de la construction des inégalités, justifie que l’on fasse cet effort de mobilisation et d’articulation des démarches de différents champs disciplinaires pour rendre intelligible un même processus ou un même fait social (2002).
Négliger les travaux précédents ou issus d’un champ complémentaire revient à limiter le processus normal et déjà parfois laborieux d’accumulation des connaissances. Cela concerne également les choix et les méthodes de publications : publier uniquement dans les revues issues d’un seul champ ou sous-champ disciplinaire, dans une langue non anglophone qui plus est, revient à démarrer d’une table vierge alors que le sujet a été examiné ailleurs depuis longtemps. Le fondement des sciences de l’éducation, pensées comme carrefour de plusieurs disciplines, devrait au contraire exiger une connaissance maîtrisée des apports des autres chercheurs sur le sujet traité (Duru-Bellat & Merle, 2002).
« La responsabilité des chercheurs doit être engagée d’autant plus s’il porte un jugement sur les représentations sociales dans le milieu scolaire. L’hétérogénéité disciplinaire des chercheurs ne devrait pas enrayer le processus d’accumulation de la connaissance mais plutôt enrichir les débats même s’ils sont conflictuels. Pour que la science avance, la confrontation des données, des méthodes et des résultats doit prévaloir aussi dans le domaine de l’éducation ». (Duru-Bellat & Merle, 2002)
Comment peut-on légitimer les recherches en éducation ?
Dans un climat de constante demande de justification des financements des recherches en sciences sociales, une attention particulière est posée sur les recherches en éducation qui, depuis les années 1990, ont essuyé de nombreuses critiques quant à leur manque d’impact sur l’évolution du système éducatif. C’est au Royaume-Uni, au travers l’étude des discours d’inauguration des différents présidents de l’association BERA (British Educational Research Association), que Gardner dresse un portrait peu flatteur reflétant les principaux défauts qui leur sont reprochés : manque de communication et de valorisation, manque de cohérence et de caractère cumulatif, manque de pertinence face aux challenges posés par une société qui a besoin d’efficacité. Pour Gardner, il est crucial pour la communauté de chercheurs en éducation de se poser ces questions qui touchent à la nature même des recherches et de leur impact. Le travail mené par le RAE (Research Assessment Exercise) en 2008, examen approfondi des productions scientifiques par les pairs porté à une échelle nationale, avait pour objectif de juger de la qualité des recherches menées dans les établissements d’enseignement supérieur et des publications des chercheurs dits « active », l’équivalent de l’adjectif « publiant » utilisé par l’AERES en France. Le REF (Research Excellence Framework) remplace aujourd’hui le RAE (Gardner, 2011).
« In education, research must be practically relevant as well as scientifically proficient. The most elegant, sophisticated research designs can easily lead to naught if the results cannot be understood by practitioners, are not relevant to practice, or cannot be put into practice.(…)Unless we are able to tell polic-makers and the public what constitutes good research on a given topic, we will continue to have trouble convincing them of the value of our (best) work. » (Eisenhart, 2005)
Les gouvernements pensent les résultats de la recherche comme autant de progrès sociaux et économiques au service de l’humanité et de son développement. Ils attendent donc de la recherche qu’elle donne à leur nation les capacités à se trouver dans le peloton de tête par rapport aux autres pays. Cette attente est d’autant plus forte que les fonds publics sont investis directement dans les laboratoires de recherche, les universités et les instituts de recherche. Donovan appelle cela : « la genèse de la gouvernance scientifique » (2007). Cette question récurrente divise parfois les chercheurs, entre ceux qui craignent une aliénation de la recherche par les impératifs d’efficacité sociale ou économique, et ceux qui pensent nécessaire que la recherche en éducation à tout à gagner à se mettre en dialogue avec les acteurs des politiques éducatives. Nous avions constaté ce clivage lors de certaines communications de l’ECER 2014, en particulier celles d’A. van Zanten (2014) et d’A. Nóvoa (2014).
Quelle rigueur pour la recherche en éducation ?
Définir une recherche scientifique de qualité en éducation, soulève là aussi de nombreux débats un peu partout dans le monde occidental. Las du manque de crédibilité d’une science trop confuse, les décideurs souhaitent pouvoir s’appuyer sur des réponses fiables issues de la recherche en éducation. Pour cela, deux questions fondamentales sont soulevées : quels sont les principes d’une recherche en éducation de qualité ? Comment le savoir et les connaissances issus de ces recherches se thésaurisent-ils ? Avec l’avènement du mouvement evidence-based research ou recherche basée sur la preuve (données probantes), les débats s’intensifient et dépassent les cercles scientifiques pour rejoindre les querelles politiques (Rey, 2014a). Suite à leur rapport publié par le NRC (National Research Council), Towne et Shavelson (2004) s’interrogent sur la validité d’une définition de la recherche en éducation basée sur des méthodes2. Après les houleuses discussions soulevées par ce rapport, ils pensent aujourd’hui que ce sont les questionnements, et non les méthodes, qui sont importantes.
Les trois concepts de l’evidence-based research :
– baser les politiques et les pratiques éducatives sur les résultats (« preuves ») de la recherche ;
– améliorer pour ce faire la qualité scientifique de la recherche en éducation et en particulier sa capacité à fournir des résultats probants de nature causale sur les activités éducatives (telle intervention produit tel effet) ;
– privilégier des méthodologies répondant à cet objectif, notamment les démarches expérimentales (ou quasi expérimentales) ainsi que les « revues systématiques de recherches » (ou méta-analyses). (Rey, 2014a)